JEROME THOMAS, UN ENFANT DE LA BALLE.
- magazinemagma
- 11 mars 2019
- 7 min de lecture
Dernière mise à jour : 11 sept. 2019
A l’occasion du Festival Prise de CirQ', nous avons rencontré le célèbre jongleur Jérôme Thomas. Il se produira dans ce cadre, du 17 au 19 avril, au Théâtre Mansart à Dijon où il présentera I Solo. Un spectacle qu’il décrit comme une synthèse de son travail depuis l’origine. Si le personnage fait autorité dans son domaine c’est parce qu’il a su ouvrir la discipline mais aussi, associer tradition et innovation et enfin, disséquer celle-ci afin de pouvoir l’apprivoiser et la transmettre.
Retour sur le destin de celui qui a révolutionné le jonglage.
Jérôme Thomas, vous avez fait des rencontres importantes dans votre vie mais la plus importante a sans doute été celle d’Annie Fratellini ? Racontez-nous.
Il y avait un petit stage de cirque qui se mettait en place chez moi à Avrillé dans le Maine-et-Loire à côté d’Angers. C’était vraiment très rare, à l’époque ça n’existait pas. J’ai pris ce stage alors que ma mère ne me supportait plus : « L’école ça va pas, le judo ça va pas, il n’y a rien qui va ! Tu vas aller faire ce stage de cirque ! » Et là, ça a vraiment été essentiel et énorme pour moi. J’ai trouvé l’imaginaire qui me plaisait. J’ai appris à faire du trapèze, du fil de fer, du jonglage, du monocycle… Tout cela en une semaine, à raison de 3 heures par jour. Lorsque le cirque est parti, ça a été l’effondrement. J’étais ultra triste mais j’ai continué à jongler pendant toute mon année des quatorze ans.
J’ai ensuite pris un premier stage avec Annie Fratellini lorsque j’ai eu 16 ans. J’ai fait ce stage tous les étés pendant 2 ans. Annie m’a ensuite proposé d’aller à l’école du cirque, c’est là où ma mère et sa copine ont décidé de me laisser partir là-haut à Paris, à 17 ans, sans logement, sans rien, sans le sou. Sa copine m’a accueilli dans un appartement abandonné. Voilà comment j’ai commencé l’école du cirque. J’avais en plus deux cours de danse par jour, un le matin, un le soir avec un cours d’acrobatie entre temps et trois heures de jonglage. Je prenais aussi des cours de théâtre deux fois par semaine. Ca me faisait des journées de 9 à 10h de pratique par jour, j’étais en forme, j’avais 18 ans… Je faisais tout ça et j’arrivais aussi à boire des coups avec les copains avec une bourse de 500 francs par mois (environ 75€). Et là, Annie m’a proposé de partir en tournée suite à une opportunité. Je n’avais même pas de numéro, j’avais rien. J’ai longuement réfléchi à cette proposition car j’aimais la danse, le théâtre aussi et cette proposition m’engageait sur une voie où je devais abandonner le reste. J’ai dit oui ! Voilà, c’est un destin, ça génère un parcours. On a construit le numéro en moins d’une semaine, le clown venait et me disait : « Tiens ! Je t'ai trouvé la musique de ton numéro. » Annie m’avait trouvé une chemise, d’autres m’avaient ramené les chaussures et me conseillaient sur l’intro du numéro. Au final, j’avais un style un peu jazzy et j’ai pas mal improvisé.
Justement, dans votre biographie on lit d’autres belles rencontres, des jazzmen notamment Marc Perrone, Carlo Rizzo ou encore Jean-Paul Autin mais aussi, dans un autre genre, un certain Jacques Higelin…
Marc Perrone, cet accordéoniste qui joue sur un accordéon diatonique, est venu voir un spectacle. Annie me l’a présenté et de là, il m’a proposé de travailler avec lui. Là aussi, ça a été une tournée. Il m’avait laissé carte blanche mais moi, à cette époque, j’avais pas un gros background. D’ailleurs, à ce moment là, j’avais aussi une opportunité avec le cirque du Canada qui me proposait d’articuler mon numéro en plusieurs morceaux dans un spectacle. Entre les deux j’ai choisi la liberté. D’ailleurs, aujourd’hui, à 56 ans, je suis fier et très heureux de porter l’idée que je sois un artiste qui essaie d’être libre ! De fil en aiguille, Marc Perrone m’a fait connaître Carlo Rizzo et Jean-Paul Autin avec qui on a créé Artrio qu’on a joué notamment au Printemps de Bourges où nous avons
été révélés. À la suite de ce concert, le producteur de Jaques Higelin lui a proposé mon travail et, après une répet’ improvisée, Jacques m’a embauché pour jongler sur un morceau qu’il a ensuite
intitulé Jongleur…
Depuis les années 90, vous avez cherché à densifier le jonglage en l’ouvrant à d’autres esthétiques, pourquoi ?
Il y avait tout à faire dans le jonglage. À cette époque encore, le jongleur ne se produit que dans un format de 4 à 6 minutes à peu près. Rares sont les jongleurs qui dépassent les 8 minutes, en gros, on a un format très court. Le carcan est scénographique aussi, c’est-à-dire qu’on trouve le jonglage dans les cabarets comme ceux en Allemagne que j’ai fait. Ça m’a passionné pour plusieurs raisons et particulièrement pour la façon, la démarche traditionnelle du geste. C’est très important de l’apprendre. Notre jeunesse ne connaît pas la façon, elle connaît le geste contemporain, l’innovation mais pas la façon. Moi j’ai la chance de connaître les deux aspects. Le problème de la façon c’est que c’est très contraignant ! C’est de là que m’est venue l’envie d’ouvrir cette forme. Par exemple, une balle tu la fais rebondir sur le sol une fois, tu peux aussi la faire rebondir deux fois !
Quand elle rebondit une fois, on est dans les cotes avec l’idée de plusieurs balles qui rebondissent une fois. Là, on est dans la virtuosité. Faire rebondir deux fois, c’est moins difficile, on s’éloigne de la virtuosité. Mais en fait, ce n’est pas si simple que ça car on peut faire rebondir 2 fois plusieurs balles. Tout cela est un peu compliqué mais on est dans l’innovation, tu sors du carcan. Ce sont
de petites ouvertures comme cela qui ont permis d’ouvrir le jonglage. Je l’ai ouvert aussi sur les objets. Au lieu de dire que tu jongles par exemple avec 4 objets comme on voit à la télé, moi j’ai
décidé de jongler par exemple avec 2 objets ou même 1 objet ou une innovation sur zéro objet ! Tout cela ajouté, le background commence à bien s’étoffer, on a une épaisseur de temps. On arrive
à des formats de 20, 40 minutes. J’ai construit un 8 minutes, puis un second, je suis passé à 16 puis à 40, 60, 70 minutes comme I Solo que je jouerai au Théâtre Mansart. La grande innovation c’est le temps ! À un moment, j’ai trouvé que l’exercice de style que d’être jongleur était trop limitatif. Là, je parle, je déroule des textes. Ce sont des textes de ma composition, on pourrait dire que c’est complètement novateur mais lorsque j’ai commencé cet art, il y avait déjà un jongleur qui en disait.
Quand on parle de Jérôme Thomas, on évoque le jonglage cubique. Pouvez-vous nous éclairer sur ce concept ?
Oui, c’est effectivement un concept ! J’ai fait des allers-retours assez incessants par période et toujours dans des problématiques entre la danse et le jonglage. Mixer des choses c’est très intéressant parce que ça soulève des questions mais ça peut aussi être une contrainte. Pour répondre à tous ces questionnements et à la nécessité de la transmission auprès des étudiants, donc après analyse, transmission et praxis, on a découvert des choses. Le fait de lancer une balle en l’air pose beaucoup, beaucoup de problèmes. Quand on lance une balle en l’air avec une main, avec un bras, avec un seul bras et une seule balle on utilise quand même 3 segments.
Celui de l’épaule, du coude et du poignet. Le lancé devient très compliqué. Si on utilise un peu trop un segment, on va dévier sur l’axe de la balle qui va se décaler et ne pas arriver dans l’autre main. Elle va dévier d’un dixième, d’un centième et se retrouver plus devant ou plus derrière parce que le segment a été trop ou pas assez utilisé. À partir de là, c’est le bordel mais c’est aussi eurêka ! On s’est aperçu que le jonglage c’était de la biomécanique. Le jonglage cubique c’est une sorte de Tai Shi avec cette idée d’aller en profondeur sur les choses. Les découpes du corps sont vraiment fondamentales. Le jonglage cubique, c’est comment on jongle à travers les différentes découpes du corps. Le jonglage, c’est de la géométrie, la balle n’ira jamais à gauche pour revenir à droite, l’apesanteur l’interdit. On est donc que dans des lignes, que dans des droites, pas des spirales. Alors, on fait avec des plans. Si on prend la découpe du haut, on remarque que les coudes sont alignés sur le nombril. Si on trace la perpendiculaire, cela forme un plan et ce plan, on l’appelle la table. C’est à partir de cette table que l’on travaille l’expression corporelle. Cette précision-là permet aux jongleurs de se positionner aux bons endroits pour prendre des cotes sur lesquelles on va pouvoir s’appuyer. Les étudiants vont pouvoir se reposer sur ces cotes afin d’avoir une standardisation de la pratique sur laquelle on va pouvoir ensuite appliquer les corrections. C ’est ce qu’on appelle une pratique. À partir de là, soit on en reste là et tout cela devient automatisme, soit on s’en sert pour les dépasser.
Après Magnétic en 2017, vous revenez à Dijon avec votre nouvelle création, I Solo. De quoi s’agit-il ?
Oui, c’est une époque formidable ! Le numérique révolutionne nos vies, on est pris dans la grande toile, attaché à nos réseaux. On peut tout faire, tout trouver sur le net, du comment préparer un houmous au comment fabriquer une bombe artisanale, trouver l’amour et même comment fabriquer un spectacle. On vous explique comment faire un spectacle et là franchement c’est drôle. J’ai donc créé un texte là-dessus. La définition du spectacle c’est : tout est dans tout ! Et sur scène je représente cela : je jongle, je danse, je dis des textes, je génère du son. J’ai bien sûr un soutien logistique et scénographique mais sur scène je suis seul. Ce I Solo c’est la synthèse de presque 40 ans de jonglage. C’est d’ailleurs le dernier solo que je ferai, j’en ferai pas d’autre parce que celui-ci, je l’ai conçu pour le faire pendant 20 ans. Faire pour faire, le consumérisme, c’est juste insupportable.
Produire, sans arrêt produire, il faut que l’Homme calme son ardeur à produire ! Avec cet ouvrage j’essaie de résister à cela. Chez Fratellini, les vieux artistes disaient : « Ce que tu fais maintenant, il faut que tu le penses pour le faire pendant 50 ans ! » Dans ce genre, il faut penser sa carrière en terme de longévité et de blessures. Si tu fais des numéros que 10 ans plus tard tu ne peux plus faire c’est fichu.
Propos recueillis par Jérôme Gaillard
Erratum : suite à une erreur de fichier, c'est la version non corrigée de cet article qui a été publiée. Nous vous prions de bien vouloir nous en excuser.
Comentarios