HAFIZ DHAOU, QUAND LES CORPS SE DECHAINENT
- magazinemagma
- 9 janv. 2015
- 6 min de lecture
Un jour de décembre 2010, en Tunisie, Mohamed Bouazizi s’immole par le feu en réaction à une injustice, devant la préfecture de Sidi Bouzid. Ce sera là l’origine du Printemps Arabe ! 4 ans plus tard, Aïcha M’Barek et Hafiz Dhaou de la Cie Chatha, présentent une pièce prenant comme point de départ le Printemps Arabe non par nostalgie mais pour l’étirer dans le temps car, comme ils le disent : « rien n’est jamais vraiment fini ! ».
Rencontre avec un des chorégraphes de Sacré Printemps, Hafiz Dhaou de la compagnie Chatha
Sacré Printemps, c’est la rencontre du Sacre du Printemps et du Printemps Arabe?
Hafiz Dhaou : le Sacre du Printemps est une œuvre magistrale, on peut dire qu’artistiquement il y a eu un Avant et un Après, une vraie révolution, et c’est ce que Aïcha et moi retenons de cette œuvre ! Notre travail d’écriture s’est attelé à une partition musicale que nous avons créée à l’image de cette onde de choc. Cette partition pré-écrite pour les danseurs est une chose que nous n’avions jamais faite avec Aïcha. Pour la première fois, nous avons eu la musique avant de rentrer au studio. Les corps, par leur tension, par leur articulation, par leur poésie, dégagent une ligne pour le spectateur tandis que la bande son, elle, intervient comme un ciment entre chaque plan. Sur Sacré Printemps, la trame dramaturgique est musicale ! Elle amène donc le socle mais aussi le hors-champ, l’ailleurs. Avec les compositeurs (Éric Aldéa, Ivan Chiossone et la participation de Sonia M’Barek) nous avons essayé de lier, dans ce projet, deux cultures musicales qui, a priori, n’ont pas vocation à se rencontrer : la musique rock, electro, minimaliste et la musique traditionnelle andalouse avec ses références mais aussi d’une très grande contemporanéité. Nous avons trouvé un vrai dialogue dans cette partition qui renforce la dramaturgie orchestrée avec les compositeurs. Les tensions, les moments tenus, les moments plus métaphoriques, l’apport de la voix ramènent du texte… Dans le Printemps Arabe ce qui nous intéressait pour cette pièce, c’était la question du sacré car il prend une place de plus en plus importante dans le monde entier, dans toutes les sociétés. Le conservatisme adopte souvent des positions extrêmes, il faut parler de cela.
Danser, c’est un acte politique pour vous ? Quelle est la place de la danse en Tunisie ?
Oui, ça fait très longtemps qu’on a cette posture là parce que la scène, c’est notre seul lieu d’expression et on ne pouvait pas y monter pour y faire de l’animation ! La place qu’on y occupait était notre point de liberté et pendant de longues années nous avons échappé à la censure parce que la danse était méprisée, négligée et pas du tout reconnue en Tunisie. Cela nous a permis d’élaborer un code, une grammaire qui échappait à la censure (contrairement au théâtre ou au cinéma) mais qui en disait long ! Dans Sacré Printemps nous avons apporté une mise à jour à cette grammaire car aujourd’hui on peut appeler un chat un chat. Doit-on choisir l’acte frontal ou bien réfléchir sur notre langage ? Pour nous, c’était le moment idéal pour re-questionner ce langage et l’inscrire dans le temps.
Comment percevez-vous la liberté de création depuis la Révolution tunisienne ?
Je pense que la Tunisie a été l’un des pays pionniers pour la danse contemporaine avec une communauté de danseurs très dense par rapport à d’autres pays arabes. Cela vient des années 90 et des Rencontres Chorégraphiques Internationales de Bagnolet où un tunisien avait gagné ce concours qui était LA référence ! Il existe aujourd’hui de nouvelles formes de danse qui émergent comme Art Solution, qui sont des actes citoyens mais où la question de l’écriture de la danse ne se pose pas. La danse est un acte de résistance mais pour nous, aujourd’hui, faire des pièces est important pour offrir un sasse au public ailleurs que dans la rue. Etre dans la rue, dans la revendication était, il est vrai, nécessaire pour défendre son territoire car l’espace public était menacé par une montée d’intégrisme et de répression policière. Investir, assainir cet espace était indispensable ainsi que de ramener la religion dans son lieu de culte afin qu’elle ne se propage pas dans la rue. C’est tout le travail des associations qui font de la danse, donnent des cours dans le métro, dans le tram… C’est quelque chose d’important mais je pose maintenant la question de l’écriture parce que finalement, c’est elle qui reste ! Pour ne pas être un phénomène de mode, il faut s’atteler à l’écriture, celle de la danse, de la dramaturgie, l’écriture du corps, re-questionner les corps aujourd’hui dans l’espace public… On a besoin d’investir la rue mais il faut aussi regagner les théâtres ! C’est au théâtre qu’on arrive à former, à éduquer le regard et à donner des espaces de liberté. Aujourd’hui, voir le théâtre déserté fait peur ! Par contre, les mosquées ne désemplissent pas… A nous de faire revenir le public au théâtre et de faire exister une parole artistique différente du discours politique, différente de la propagande religieuse… C’est en cela qu’on souhaite échapper à cette bulle nébuleuse de la révolution parce que ce n’est pas fini… Ce « refuge » que nous avons en France depuis 2004, c’est ce qui nous sauve. On montre à la Tunisie qu’on est capable de gérer des projets d’envergure et c’est comme cela qu’on arrive à avoir des responsabilités artistiques sur place. L’art est continu, le discours politique est lui ponctuel, demain il peut changer son fusil d’épaule !
SMLXL
CHATHA@dounephoto
Parlez-nous des silhouettes qui interviennent dans votre pièce
Ces silhouettes sont réalisées par un illustrateur, Dominique Simon, qui s’est inspiré du travail de Bilal Berreni. Elles représentent des inconnus mais aussi des personnalités comme Stephan Hessel qui compte beaucoup pour nous mais beaucoup sont des silhouettes de personnages vivants car on n’a pas une culture mortifère avec Aïcha, on reste dans l’espoir, l’espoir d’un printemps. Ces silhouettes apportent un témoignage contre l’oubli car quelquefois la mémoire est très courte. Nos personnages se déplacent en étant intégrés dans le spectacle, on a l’impression qu’ils bougent avec nous. Du coup, ce n’est plus une pièce pour 7 danseurs mais pour 39 puisqu’il y a 32 personnages qui vous suivent du regard ! C’est la première fois qu’on écrit une pièce pour autant de personnes (rires).
Dans votre danse, on pense à l’amputation, celle de sa liberté. Le corps est sous tension, on le voit comme empêtré, et puis, on sent soudainement les allants de la liberté. ? Peut-on dire que votre danse flirte parfois avec de la contorsion ?
Oui, on a justement choisi des personnes qui peuvent donner une amplitude énorme à leurs membres. Des corps peuvent converger vers un même but. Même fatigué, même blessé le corps avance. Dans la société, aujourd’hui, avec nos singularités, nos différences, on n’arrive pas à articuler des choses, on se pose, voire même on a envie de séparer les gens qui ne sont plus liés par leur projet social mais par leur confession. Ca commence à cloisonner et à attiser les extrêmes, c’est un écran de fumée pour éviter d’évoquer les vrais problèmes : chômage, éducation, santé… qui sont finalement les vraies questions qui nous concernent tous.
Une danse en compression, certes mais qui peut aussi créer des ailes, donner de l’air sous les aisselles… Un avion pour décoller doit être face au vent…
Finalement, votre chorégraphie est un appel à la révolte, à la liberté ?
Je pense qu’on est arrivé au bout d’un système mais on n’a pas la prétention de faire un appel à quoi que ce soit, chacun réagira à sa manière. Si ça résonne dans le corps des gens, si ça leur parle, alors qu’ils s’en accaparent ! C’est dangereux de donner des leçons car on peut se tromper. C’est le sentiment aujourd’hui en Tunisie après l’élection démocratique d’un octogénaire alors que ce sont des jeunes qui ont fait la Révolution ! C’est blessant après tout ce qui a été fait. C’est le compromis pour ne pas laisser une porte trop ouverte à l’obscurantisme. Nous sommes dans un système qui souffre, il faut absolument en inventer un autre où les gens souhaitent être ensemble!
Propos recueillis par et Jérôme Gaillard (remerciements à Sara Horchani pour son conseil)
La prochaine représentation de Sacré Printemps aura lieu au Théâtre, Scène Nationale de Mâcon, le 22 janvier, à 20h30.
Pour en savoir plus : www.chatha.org
Comments